
Ville et design biophilique : pour une nature accessible au quotidien
L’article s’appuie principalement sur les 14 modèles de conception biophilique développés par Browning et al. (2014), ainsi que sur l’ouvrage Planning for Biophilic Cities publié par l’American Planning Association, qui propose des outils concrets pour adapter cette approche à l’échelle municipale.
Le besoin humain de contact avec la nature est profond, universel et bien documenté. Dans un contexte de forte urbanisation et de sédentarité croissante, ce besoin se heurte à une réalité : dans plusieurs milieux urbanisés du Québec, l’accès quotidien à la nature reste limité. Et si le design biophilique, cette approche qui réconcilie la ville et la nature, permettait de renforcer cet accès et d’en élargir les bénéfices?
Qu’est-ce que la biophilie?
Le terme biophilie vient du grec « bios » (vie) et « philia » (amour de). Il désigne notre besoin inné de connexion avec la nature et les autres formes de vie. La biophilie explique pourquoi un feu qui crépite, le murmure d’un ruisseau ou la vue d’un arbre en fleurs nous apaisent et nous inspirent. En aménagement, elle invite à intégrer la nature et ses bienfaits au cœur des espaces que nous concevons et habitons.
L’objectif de cet article est double : d’abord, vulgariser les principes de la biophilie appliqués à l’aménagement du territoire, ensuite, proposer des pistes concrètes pour intégrer ces principes dans les documents de planification, la réglementation d’urbanisme et le design des lieux. Car oui, pensez la ville de manière biophilique, c’est aussi créer les conditions d’un plein air de proximité vivant, inclusif et porteur de bien-être pour les communautés, et ce, à plusieurs échelles d’application.
Les principes biophiliques dans les documents de planification territoriale
L’intégration de la biophilie dans les documents de planification territoriale (plan métropolitain d’aménagement et de développement, schéma d’aménagement et de développement, plan d’urbanisme, ou encore, plan particulier d’urbanisme) représente un levier stratégique pour structurer une vision territoriale qui place la nature au cœur des milieux de vie. Parmi l’ensemble des sujets traités dans de tels documents, mettons l’accent sur quatre axes présentant les potentiels les plus intéressants.
1. Lire le territoire à travers le vivant
L’analyse du territoire constitue souvent le point de départ d’un exercice de planification. Elle permet de repérer les milieux naturels à protéger, les contraintes physiques, les potentiels écologiques, etc. Une perspective biophilique invite à considérer aussi les dimensions sensibles et relationnelles du territoire : quels lieux procurent du calme, de l’ombre, un sentiment de refuge ou d’émerveillement? À quels endroits les liens entre les humains et la nature sont-ils déjà tangibles, à réactiver, ou à faire connaître?
L’enjeu n’est pas seulement de cartographier les habitats ou encore les zones humides, par exemple, mais de révéler les espaces propices à une expérience de nature accessible et significative, au quotidien. Ces données peuvent orienter les choix d’urbanisation favorables au plein air de proximité, comme de protéger des continuités écologiques, ou d’inspirer des projets de renaturalisation d’espaces délaissés.
2. Affectations du sol : un changement de paradigme
Dans la logique classique, la nature s’inscrit dans certaines affectations du sol : parcs, zones de conservation et corridors récréatifs, pour ne nommer que celles-ci. Le reste du territoire est souvent vu comme « urbanisé ». Une approche biophilique renverse cette logique : elle cherche à faire de chaque affectation une opportunité pour mettre en valeur ou pour mieux intégrer la nature. Cela peut prendre la forme d’exigences minimales de couverture végétale pour les nouvelles zones résidentielles ou encore d’une trame verte, bleue ou blanche intégrée au tissu urbain, indépendamment des usages. Le plein air de proximité s’épanouit justement dans ces zones hybrides : les marges d’un centre communautaire, les ruelles vertes, les friches aménagées, les berges accessibles, etc. Ces interstices peuvent être planifiés comme des supports d’activités libres, en harmonie avec l’environnement vivant.
3. Penser la mobilité comme expérience de nature
Se déplacer dans la ville peut devenir une occasion de reconnecter à la nature. En ce sens, la mobilité douce et active constitue un vecteur fondamental de la biophilie urbaine. Aménager des trottoirs ombragés, des pistes cyclables bordées de végétation ou offrant des vues sur des paysages naturels, c’est rendre le plein air de proximité accessible au quotidien, sans avoir besoin de prendre la voiture. Les plans d’urbanisme notamment, peuvent soutenir cette vision en hiérarchisant les axes verts, en reliant les milieux naturels à des noyaux denses ou en favorisant les aménagements multisensoriels. Les villes biophiliques misent sur des déplacements qui sont à la fois fonctionnels et nourrissants pour la santé mentale et physique de la population.
4. Infrastructures et services écosystémiques
Enfin, la planification des infrastructures, qu’il s’agisse de gestion des eaux pluviales, d’équipements publics ou de réseaux techniques, peut devenir un terrain fertile pour la biophilie. Le rapport de l’American Planning Association (APA) (2022) souligne l’importance de traiter la nature comme une infrastructure à part entière, capable de répondre à plusieurs fonctions : captation du carbone, rétention des eaux, réduction des îlots de chaleur, amélioration de la santé physique et mentale, etc. À l’échelle de la planification territoriale, cela peut se traduire par des objectifs, des indicateurs et des cibles ambitieuses de verdissement, de création ou de conservation de trames bleues et vertes, d’intégration de toitures végétales, etc. La nature n’est plus un décor, mais un acteur à part entière de la ville durable et habitable. En croisant ces intentions avec les piliers du plein air de proximité (accès, diversité, sécurité, qualité), on peut créer des milieux cohérents, riches en expériences de nature et adaptés aux réalités locales.
Les principes biophiliques dans la réglementation d’urbanisme
Intégrer la biophilie au niveau de la réglementation, c’est faire en sorte que les principes de contact avec la nature, de diversité écologique, de confort sensoriel et de santé soient appliqués concrètement sur le territoire par l’application de réglementation normative ou discrétionnaire.
1. Outils normatifs : intégrer la biophilie dans les règles applicables à tous
Les règlements de zonage, de lotissement et de construction peuvent devenir des vecteurs puissants de biophilie, à condition d’y intégrer des exigences claires, mesurables et adaptées au contexte local.
Voici quelques exemples concrets :
- Exigences minimales de verdissement des lots (taux de végétation, surface végétalisée par logement, etc.)
- Obligations de plantation d’arbres selon les types d’usages ou la superficie.
- Prescriptions sur les matériaux naturels ou durables dans les aménagements ou les revêtements.
- Normes pour l’intégration de toitures végétales, bassins de rétention, bandes riveraines, etc.
- Valorisation des zones sous-utilisées (espaces résiduels) en y intégrant végétation, eau ou habitats fauniques, pour créer de petits lieux de nature vivante.
2. Outils discrétionnaires : appliquer la biophilie de manière contextuelle et créative
Les règlements discrétionnaires permettent aux municipalités d’évaluer les projets au cas par cas, selon des objectifs qualitatifs et des critères d’analyse. Ils sont particulièrement bien adaptés pour faire place à la biophilie dans des contextes variés, et ce, parce que les principes biophiliques offrent une grille d’analyse transversale.
Voici quelques exemples d’activation de ces outils :
- Dans les règlements sur les plans d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA), inscrire des objectifs liés à l’expérience de nature (ex. : préserver les vues, intégrer des aménagements sensoriels, créer des zones d’ombre ou de refuge);
- Dans les règlements sur les projets particuliers de modification, d’occupation ou de construction d’immeubles (PPCMOI), négocier l’intégration de composantes biophiliques en échange d’une densité ou d’un usage particulier;
- Dans les règlements relatifs aux plans d’aménagement d’ensemble (PAE), planifier les trames vertes et bleues comme structure d’aménagement, en intégrant les milieux naturels existants;
- Dans les règlements sur les usages conditionnels, favoriser des fonctions compatibles avec la nature (agriculture urbaine, écoconstruction, parcs actifs) selon des critères biophiliques.
Ce type d’approche permet une application plus fine des principes biophiliques, notamment ceux liés à la connexion visuelle, au mouvement naturel de l’air, à la présence d’eau, à la complexité organique des aménagements ou aux analogies naturelles, que ce soit à travers les matériaux ou les formes, notamment.
Les principes biophiliques à l’échelle du design des sites
La transformation biophilique des milieux de vie ne se joue pas uniquement dans les grandes orientations d’aménagement ou à travers la réglementation d’urbanisme. Elle prend forme dans les détails concrets du quotidien, à l’échelle des espaces publics et semi-publics : parcs, cours d’école, abords d’un centre communautaire, rues piétonnes, placettes, bibliothèques, haltes cyclables ou espaces verts partagés, etc. Ces lieux, s’ils sont bien conçus, peuvent devenir des ancrages puissants pour la pratique du plein air de proximité.
Grandes définitions des principes de design biophiliques (Brownings et al., 2014)
- Nature dans l’espace : présence physique d’éléments naturels (végétation, eau, lumière, sons, textures).
- Nature de l’espace : qualités spatiales influençant le ressenti (refuge, perspective, mystère, transitions).
- Analogies naturelles : formes et motifs inspirés du vivant (courbes organiques, textures, fractales).
1. Intégrer la nature dans l’espace
La première dimension est tangible et sensorielle. Il s’agit d’amener la nature de manière explicite dans l’aménagement : végétation abondante, présence d’eau, eau en mouvement, lumière naturelle bien dosée et matériaux vivants comme le bois, la pierre ou la terre. On parle ici de contacts directs ou indirects, que les usagers peuvent voir, toucher, entendre, goûter ou sentir. Par exemple, l’ajout de points de contact visuels ou physiques avec l’eau dans un parc, la plantation d’arbres à floraison séquentielle, ou l’intégration de jardins comestibles sont des gestes simples qui intensifient la présence du vivant. Cette approche peut aussi jouer avec les saisons, les variations de lumière ou les changements de textures, selon le moment de la journée, pour enrichir l’expérience de l'usager et favoriser l’émerveillement.
2. Intégrer la nature de l’espace
En design biophilique, la nature de l’espace désigne la manière dont la configuration d’un lieu influence notre ressenti et nos comportements, au-delà des éléments naturels qu’il contient. Il s’agit de qualités spatiales qui répondent à des besoins humains fondamentaux : se sentir protégé tout en gardant une vue dégagée, être intrigué par un chemin qui disparaît derrière un massif végétal, ou encore traverser des zones offrant des ambiances sensorielles variées sans être submergé. Jouer sur ces effets (refuge, perspective, mystère, transitions douces) renforce l’attachement au lieu et donne envie d’y rester. Ce sont souvent ces subtilités qui transforment un simple espace de passage en un lieu où l’on aime vraiment s’attarder.
3. Utiliser des analogies naturelles
Le design biophilique ne repose pas uniquement sur la présence effective de la nature. Il s’appuie aussi sur des analogies, inspirées des formes, des motifs et des dynamiques du monde vivant : courbes organiques, textures irrégulières, motifs fractals, lumière filtrée. Ces éléments peuvent évoquer la nature, même en milieu contraint ou très minéralisé. Cela peut passer par un mobilier aux formes biomorphiques, une marquise qui imite la canopée, un revêtement de sol inspiré des galets d’une rivière. L’objectif n’est pas de reproduire la nature, mais de convoquer les émotions positives et le sentiment de bien-être que l’humain éprouve face à la nature. Cette approche est particulièrement précieuse dans les milieux denses ou pour des usagers qui vivent peu de contacts directs avec la nature.
En mobilisant les principes de la biophilie à toutes les échelles (planification, réglementation, conception), les municipalités disposent d’un cadre concret pour multiplier les occasions de pratiquer le plein air de proximité. Il ne s’agit pas seulement de verdir la ville, mais de créer des environnements où l’humain et le vivant cohabitent, s’influencent et s’enrichissent mutuellement. La nature devient alors une infrastructure de bien-être, un levier de santé publique et un vecteur de cohésion sociale. À nous de faire en sorte qu’elle soit accessible, accueillante et quotidienne.